Peut-on apprendre à ralentir à temps ?
Dans la pratique du sport, on observe parfois des phénomènes de ralentissement ou d’accélération du temps. Ils sont souvent associés à un état optimal de performance.
Vous souvenez-vous lorsque Néo, le héros de The Matrix, évite les balles en appréciant leurs trajectoires à une vitesse folle, scène rendue culte par un fameux effet de ralenti à 360 degrés surnommé le « slow motion bullet » ? Son mentor, Morpheus, va lui apprendre à devenir de plus en plus rapide, si bien que Néo parviendra finalement à décourager ses adversaires grâce à sa vitesse d’exécution. Ceux-ci s’épuiseront à tenter de l’atteindre, tandis qu’il les regardera placidement, faisant, de temps à autre, un opportun petit pas de côté…
Or, la réalité rejoint la fiction. De nombreux athlètes décrivent cette même impression d’avoir pu profiter d’un ralentissement du temps. Mieux : certains s’entraînent pour développer cette capacité.
Depuis quelques décennies, la psychologie du sport s’est prise d’affection pour ce phénomène. Non seulement des sportifs renommés ont osé avouer avoir parfois vécu cet étrange état de conscience, mais de nombreux témoignages de professionnels et d’amateurs ont fini par émerger, tous sports confondus (Murphy & White, 1995). Certains des récits collectés par les parapsychologues frisaient même l’expérience mystique, ce qui a rebuté pas mal de chercheurs. Mais un noyau commun a été dégagé. En anglais, on parle vulgairement de « the Zone » ; en français, de « l’état de grâce ». Mais les termes scientifiques pour désigner cette expérience sont ceux de « flow », de « pic de performance » ou encore d’ « état psychologique optimal » (Demontrond & Gaudreau, 2008). Voyons ce qui se cache derrière ces concepts.
Selon les chercheurs Jackson et Csíkszentmihályi (1999), les six caractéristiques de l’expérience de flow sont :
2. Un sens du contrôle : l’individu a la sensation de pouvoir réaliser n’importe quelle action et se sent assez confiant pour tout réussir.
4. Une transformation de la perception du temps : celle-ci peut se faire dans deux directions. Soit la situation est perçue comme se déroulant très lentement, ce qui améliore la vivacité ; soit le temps semble s’écouler plus rapidement, ce qui permet à l’athlète de gagner en endurance et, par exemple, offre au marathonien un moyen supplémentaire pour supporter les douleurs inhérentes à sa pratique.
6. Un vécu agréable et enrichissant : un épisode de flow apporte un plaisir particulier, ce qui en fait une expérience très recherchée…
Ainsi, non seulement ce vécu apporte du plaisir, mais aussi des résultats ! En effet, les performances associées à cet état suggèrent que l’individu parvient alors à utiliser ses capacités au maximum. Encore faut-il en avoir ! Et c’est pourquoi les études scientifiques se sont surtout intéressées aux champions.
Le professeur d’écotourisme Ralf Buckley, de l’Université Griffith, en Australie, a observé durant plus de 30 000 heures ceux qui pratiquent certains sports extrêmes : descente en kayak dans des rapides, surf sur des rouleaux géants, sauts depuis des falaises avec tout juste de quoi planer… Il les a interrogés à de multiples reprises et a même analysé leurs récits personnels des accidents auxquels ils avaient réchappé de justesse (Buckley, 2012). De tout ce matériel, il ressort trois découvertes :
Deuxièmement, cette coordination acrobatique semble avoir fait l’objet d’un apprentissage. Le hasard n’y est pour rien ! Là où un novice sera déboussolé voire paniqué, au risque d’accroître le danger qu’il encourt, un sportif expérimenté saura plus aisément ajuster son action pour saisir la seule opportunité de se glisser entre les obstacles. Cette capacité se rencontre aussi dans les arts martiaux dont certains experts atteignent une maîtrise telle que leurs gestes sont exemplaires en matière de rapidité et de précision.
Voir par exemple les performances du samouraï moderne Isao Machii, capable de découper des balles de fusil avec son katana :
Troisièmement, cet apprentissage peut atteindre un niveau tel que, dans une certaine mesure, certains individus entraînés peuvent activer à volonté cette perception ralentie du temps couplée à ce fonctionnement optimisé.
Comme Buckley, on ne peut que s’interroger sur ce que serait cet étrange mécanisme, et pourquoi il ne s’active qu’occasionnellement. Le professeur australien soupçonne un revers de la médaille : il y aurait un prix à payer pour l’organisme, avec de potentiels effets secondaires en cas d’activation continuelle (Buckley, 2014). Mais pour l’instant, personne n’en sait davantage. Il se range donc du côté du philosophe finlandais Valtteri Arstila (2012 ; voir notre article « Intuitions et temps ralenti ») qui présume l’existence d’un mécanisme neurobiologique spécialisé pour la cognition à haute vitesse. Celui-ci se déclencherait spontanément lorsqu’un individu croit soudainement faire face à un danger mortel, afin de lui octroyer une ultime chance d’en réchapper. D’où un lien avec à faire avec les aspects mystiques généralement assimilés aux Expériences de mort imminente…
Mais d’autres recherches laissent à penser que ralentir le temps serait une chose tout à fait ordinaire. L’équipe du neuroscientifique Nobuhiro Hagura, à l’Institut des neurosciences cognitives de l’University College de Londres, a publié en 2012 une série de cinq expérimentations qui montrent que n’importe qui, dans de simples conditions de laboratoire, peut avoir l’impression que le temps devient plus lent et plus long lorsqu’il se prépare à effectuer une action requérant toute sa vigilance. C’est, à un moindre degré, la même expérience que pour les athlètes expérimentés, une sorte de mini-expérience de flow. Notre concentration maximise notre adresse, ce qui se traduit, dans notre esprit, par une dilatation du temps. Hagura prétend que cette préparation spéciale nous permet de modifier l’action en cours, afin de l’ajuster voire de l’arrêter si nécessaire. Il cite l’exemple des joueurs de baseball dont l’action principale consiste, justement, à agir adroitement dans un laps de temps infime. Cela n’a l’air de rien, mais, à l’heure actuelle, aucun modèle n’explique une telle coordination entre les muscles et la perception. Serait-ce une forme d’intuition ?
Qu’une telle capacité puisse faire l’objet d’un apprentissage n’est pas uniquement une conclusion logique de ces observations de sportifs. La « route vers l’excellence » passe également par des performances artistiques ou scientifiques (Ericsson, 1996). On l’observe aussi chez des militaires et des conducteurs d’engins en tout genre. Plus récemment, on l’a constaté chez des spécialistes de jeux vidéo ! Le héros de The Matrix n’est plus très loin…
Références :
Arstila, V. (2012). Time slows down during accidents. Frontiers in Psychology, 3(196), 1-10. doi: 10.3389/fpsyg.2012.00196
Buckley, R. (2012). Rush as a key motivation in skilled adventure tourism: resolving the risk recreation paradox. Tour Manage. 33, 961–970. doi: 10.1016/j.tourman.2011.10.002
Buckley, R. (2014). Slow time perception can be learned. Frontiers in Psychology, 5(209). doi:10.3389/fpsyg.2014.00209
Csíkszentmihályi, M. (1990). Flow: The Psychology of Optimal Experience. New York : Harper and Row.
Demontrond, P., Gaudreau, P. (2008). Le concept de « flow » ou « état psychologique optimal » : état de la question appliquée au sport. STAPS, n°79, 9-21.
Hagura, N., Kanai, R., Orgs, Guido, Haggard, P. (2012). Ready steady slow: action preparation slows the passage of time. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 279(1746) , 4399-4406. doi: 10.1098/rspb.2012.1339
Murphy, M., White, R.A. (1995). In the Zone: Transcendent Experience in Sports [1978]. New York : Penguin Books.
Crédit Photo : Vasily Merkushev, Oleksandra Borsuk
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